Premier exemple, la maisonnée Mendlewicz-Rozental.
La base de données des 991 contient trois ménages ayant pour patronyme Mendlewicz, et un autre (les Rozental) où il s'agit du nom de jeune fille de l'épouse, Tauba. En commençant l'enquête, nous savions peu de choses de ces différentes familles.
Isaac et sa fille Henriette, née en 1932 à Lens, sont tous les deux déportés suite à la rafle du 11 septembre 1942 : leurs noms apparaissent sur la plaque commémorative de la synagogue. Nous les avons retrouvés aux archives départementales dans la « Liste des israélites évacués le 11 septembre 1942 » (commissariat de police de Lens, 18/09/1942, ADPC1Z497).





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Leur femme et mère, Sura, avait été arrêtée auparavant par les occupants : elle figure quant à elle sur la « Liste des israélites arrêtés par les autorités occupantes avant le 11 septembre 1942 » (même source). A priori, elle n'est pas décédée en déportation puisque son nom ne figure ni sur la plaque de marbre, ni sur la liste des victimes établie par le CDJC. Tout trois habitaient au 101 de la rue Pasteur à Lens.



Un autre Mendlewicz, Ziziman, vivait avec sa femme et un enfant au 65 rue Decrombecque. Mordka « Max », lui, loge avec sa femme au n°40 de la rue de Lille. De ces cinq personnes nous ne savons rien d'autres à l'origine : leur existence à Lens ne nous est connue que par leur présence (pour le seul chef de famille avec indication de la composition du ménage, d'où l'absence de renseignements concernant femmes et enfant de Ziziman et Max) sur la « Liste des Israélites ayant habité Lens et quitté la ville depuis mai 1940 » établie par le commissariat de police de Lens le 10 janvier 1942 (ADPC 1Z499).





Aucun des trois ménages ne s'est déclaré comme juif aux autorités en décembre 1940. Ce n'est pas complètement surprenant pour les deux derniers, recensés comme partis en janvier 1942, même si l'on ne sait rien de la date précise du départ. C?est plus étonnant concernant la famille d'Isaac dont on sait qu'ils sont arrêtés début septembre 1942 à Lens et qu'ils s'étaient vus obligés par la police locale d'acheter une étoile jaune au mois de juillet précédent. Étaient-ils provisoirement partis, avaient-ils sciemment décidés de ne pas se déclarer ? Rien alors ne permettait de répondre.
En revanche, David Rozental, présent à Lens en décembre 1940, s'est déclaré aux autorités avec sa femme, Tauba née Mendlewicz et ses trois enfants.


Auto-déclaration de la famille Rozental en décembre 1940 (ADPC 1Z500 bis)

Restée dans le bassin houiller, la famille est constamment enregistrée jusqu'à la remise des étoiles jaunes en juillet 1942 (on remarque qu?elle est recensée à l'adresse de Max, parti : 40 rue de Lille, là où ce dernier reviendra en 1945, cf infra)




Recensement de décembre 1940 des Rozental (ADPC 1Z499)

Le 11 septembre, tous, à l'exception du dernier garçon, Nathan (né à Lens en 1931, il est le seul français), sont arrêtés et déportés vers Auschwitz.

Aucune des familles Mendlewicz / Rozental ne fait l'objet d'une procédure d'aryanisation : les partants (Mordka et Ziziman), comme beaucoup d'autres lensois, ont sans doute organisé la disparition de leur entreprise, si elle existait, et peut-être certains d'entre eux étaient-ils simplement employés par d'autres entrepreneurs locaux (David Rozental ?). Ainsi, c'est seulement lors de la plongée dans les dossiers de naturalisation que notre connaissance de cette maisonnée a vraiment progressé. Nous avons en effet retrouvé, sous le nom de « Veuve Mendlovitch », le dossier qu'a déposé en 1949 Sura Mendlewicz née Sawika, la femme d'Isaac, nous confirmant ainsi qu'elle avait survécu à son arrestation - mais aussi le simple fait que son ancien mari était bien le frère de Mordka « Max », Ziziman et Tauba (désormais mariée).
C'est l'histoire de Sura qu'on retrouve à deux reprises dans le livre. Dans le chapitre 2 tout d'abord (« partir », p. 68-69), son parcours permet d'illustrer les cas d'allers et retours entre Lens et la zone non occupée après mai 1940. Le dossier nous apprend que Sara part à Bordeaux très vite après la déclaration de guerre, le 1er octobre 1939. Elle connait bien la ville car c'est là qu'elle est arrivée, de Pologne, en 1930, munie d'un contrat de travail de couturière. Elle y a épousé Isaac, né à Tomaszow, la même année. Probablement sont-ils tous les deux en Gironde durant l'été 1940, ce qui expliquerait aussi le fait qu'ils ne se soient pas déclarés. Quoi qu'il en soit, nous savons qu'elle décide, pour des raisons que l'on ignore (éloignement familial, difficultés matérielles ?) de revenir à Lens le 22 mai 1941 et est arrêtée le 9 septembre 1942, deux jours avant la grande rafle. Cette arrestation lui permet d'échapper à la déportation : elle est incarcérée successivement à Béthune, Loos puis à Forest en Belgique. Miraculeusement libérée, elle revient à Lens le 5 mars 1943 ; elle quitte « furtivement » la localité deux jours plus tard pour se soustraire aux recherches des Allemands et trouve refuge à Puiseux, dans le Pas-de-Calais où elle passe la fin de la guerre, cachée.


Certificat de la mairie de Puiseux (CAC 19790853/52 dossier 14906X49)

Dans le dernier chapitre consacré aux « retours » à Lens en 1945, les efforts que fournit Sara pour répondre aux demandes de l'administration permettent de produire les pièces d'archives les plus étonnantes de l'enquête, non en elles-mêmes (ce sont de banales attestations), mais par ce qu'elles disent du travail d'identification administrative (p. 233-234). Alors qu'elle a perdu son mari Isaac, et sa fille Henriette, âgée de dix ans, tous deux déportés le 11 septembre 1942 de Lens, Sura doit pourtant, en 1949, faire la preuve de ces disparitions. L'opération apparaît très difficile, comme en témoigne l'attestation du maire de Lens


Attestation du maire de Lens en date du 25/5/1949 (CAC 19790853/52 dossier 14906X49)

Pour son mari, Sura finit par obtenir un certificat officiel de décès. On remarquera qu'il en fixe la date durant l'année 1943 : dans les faits, Issac a survécu moins de trois mois à Auschwitz. Les archives du camp indiquent qu'il est décédé dès le 1er décembre 1942.


Certificat officiel de décès d'Isaac Mendlewicz (CAC 19790853/52 dossier 14906X49)

La déportation s'apparente à un trou noir que les administrations ne parviennent pas à saisir. Que reste-t-il à Sara de sa fille ? Comment prouver son existence et donc son décès ? Ce sont les consignateurs de l'arrestation d'Henriette qui vont, finalement, lui procurer le document requis. Identifiée deux ans durant par les policiers lensois, c'est vers le commissariat qu'elle se tourne pour authentifier la disparition des siens et sa propre arrestation. Le 5 mai, le commissariat de police de Lens se fonde sur ses archives, celles-là même que nous avons utilisées tout au long du livre et encore dans les paragraphes qui précèdent, pour attester du destin des Mendlovitch :


Certificat du commissaire de police de Lens (CAC 19790853/52 dossier 14906X49)

Il certifie également que

Certificat du commissaire de police de Lens (CAC 19790853/52 dossier 14906X49)

Le fonctionnaire de la sous-direction des naturalisations qui examine la demande reste, quant à lui, suspicieux :

« Assimilée. Bons renseignements. Arrêtée par les Allemands, et emprisonnée en Belgique, la postulante a été libérée le 3.3.43. Aucune explication de cette étonnante libération ne figure au dossier. Il ne semble toutefois pas qu'il faille suspecter l'intéressée ».

Enfin c'est encore ce même dossier de naturalisation qui nous a appris qu'après guerre, elle travaillait toujours à Lens comme culottière à domicile pour 500 francs par culotte auprès de Chaskiel « Charles » Dembin(ski), comme l'indique le document reproduit dans le livre (p. 230).


Francisation des papiers de commerce de Ch. Dembinski (CAC 19790853/52 dossier 14906X49)

Nous en savions alors beaucoup plus sur la famille d'Isaac, mais encore peu concernant Max, Ziziman et le devenir tragique des Rozental. C'est cette fois le voyage à l'Holocaust Memorial de Washington qui nous a permis de poursuivre l'enquête, à la fois dans son versant le plus heureux et dans son aspect le plus dur. D'un côté, les dossiers des réfugiés en Suisse conservés aux archives confédérales de Berne nous ont conduits à retrouver la trace de Mordka Max et de sa femme (et par leur intermédiaire de son frère « Ziziman »), sauvés de la persécution par le passage clandestin de la frontière. De l'autre, les archives de l'International Tracing Service (voir « retour sur enquête », p. 241-260, pour la présentation de ces différentes sources) nous ont permis de suivre le devenir de David Rozental à Auschwitz.
Commençons par ce dernier. Les fiches individuelles de l'ITS nous rappellent d'abord, ce que nous savions déjà, qu'il est « évacué » le 15 septembre 1942 du camp de transit de Malines vers Auschwitz, avec le 207e numéro du convoi X. Pourtant la carte de déportation donne une indication nouvelle décisive : en haut, on apprend que David a été enregistré à son arrivée comme détenu (Häftling) sous le numéro 64 078.


Carte de déportation de David Rozental (ITS)

Tauba Rozental née Mendlewicz (n°208 du convoi) et ses enfants Chaim/Harry (13 ans, n°209) et Bina /Betty (12 ans, n°210) ont la même petite fiche cartonnée, mais seulement celle-là, et sans aucun numéro d?enregistrement noté en haut : aucun d'eux n'ont été sélectionnés pour le travail. Tous les trois ont été immédiatement gazés à l'arrivée du convoi, le 17 septembre.
Les archives de l'ITS donnent quelques autres indications sur le parcours de David. D'abord, on a une confirmation, via l'enquête demandée au service (T/D number) par un requérant inconnu (en bas de la fiche), qu?il a survécu à Auschwitz et, à partir d'août 1944, à Dachau-Mühldorf.


Carte résumant l?enquête effectuée par l?ITS

Toutes les autres cartes détaillent ce parcours synthétique. D'abord, on sait qu'à une date indéterminée, il a fait l'objet d'une radiographie dans « l'hôpital » du camp central.


Carte de radiographie à Auschwitz de David Rozental (ITS)

Ensuite et surtout, on sait qu'il est envoyé, avec trois autres Lensois, nettoyer les ruines du ghetto de Varsovie d'octobre 1943 à août 1944 (voir le livre p. 214-215). Et qu'à cette date, toujours avec deux autres compagnons Lensois, il est ramené non à Auschwitz mais à Dachau. Probablement est-ce la sortie du camp et l'évitement des marches de la mort qui lui permettent, en plus du soutien de ses camarades, de survivre à un enfermement aussi prolongé dans les camps de la mort.



Carte ITS renvoyant à la copie de la page correspondante du registre des entrées à Dachau pour le Ko Warschau.

Le questionnaire d'entrée à Dachau en août 1944 (celui d'Auschwitz a disparu avec les destructions d?archives de la fin 1944-début 1945) mentionne toujours, sous le numéro 87931, l'adresse lensoise, le métier de tailleur et les trois enfants.



Questionnaire d?entrée de David Rozental à Dachau (ITS)

Enfin un dernier ensemble de fiches indique qu'il a été, toujours avec ses deux camarades lensois du Kdo Warschau, David Piotrowski et Israël Szwarc, employé à l'infirmerie du Kdo Mühldorf, un des camps satellites de Dachau.



Registre d'entrée de David Rozental au revier du Kdo Mühldorf de Dachau

Les dossiers de réfugiés conservés par les archives confédérales suisses permettent, quant à eux, de préciser le devenir de Mordka Max et de sa femme Paula. Chaque réfugié qui passe la frontière doit remplir lui-même un long questionnaire de police avant d'être interné, source particulièrement précieuse pour reconstituer les parcours de fuite avec les mots des réfugiés eux-mêmes. Celui de Max nous indique, dès la première page, qu'il avait été naturalisé français et que la nationalité lui a été retirée dès juin 1941.


Première page du questionnaire d'entrée en Suisse de Max Mendlewicz (ACB, E-4264 1985/196, dossier de réfugié n°6395).

C'est en octobre 1942 que Mordka (45 ans) parvient à tromper la surveillance aux frontières, comme il le raconte, en allemand, au policier qui l'interroge :

« Le 2 octobre 1942, on m'a retiré ma carte d'identité française à Toulouse. Ensuite, j'ai décidé de prendre la fuite pour la Suisse en tant qu'apatride. J'ai pris des congés dans le magasin à Toulouse où je travaillais et je me suis rendu à Annemasse où j'ai étudié les possibilités pour traverser la frontière. Le 11 octobre 1942, j'ai attendu la tombée de la nuit et j'ai traversé la frontière suisse près d'Annemasse. Je me suis rendu à Genève et j'ai emprunté le train à destination de Lausanne pour me rendre à Zurich. Je suis arrivé vers 7 heures du matin à Zurich où j'ai contacté ma belle-mère, Madame Fichmann, Bina. Sur le conseil de mes parents je me suis manifesté vers 15 heures auprès de la police cantonale déclarant mon statut de réfugié de race (Rasseflüchtling) et de clandestin (Ueberlaufer) » (déclaration du 12 octobre).

On y apprend que sa belle-mère est suisse, rendant évidemment l'accueil plus aisé. Un peu auparavant, Max avait raconté son périple antérieur, de l?engagement en 1940 dans un des régiments pour volontaires étrangers à la fuite de la poche de Dunkerque vers l'Angleterre jusqu'à la démobilisation à Auch le 23 juillet 1940 et l'installation provisoire à Toulouse, où il se fait engager comme tailleur dans la maison Harry's. Evoquant ses liens familiaux, on peut constater qu'il est parfaitement au courant, dès octobre 1942, donc à peine un mois après la rafle lensoise, de la déportation de ses frères et d'Isaac et Tauba.


Interrogatoire de Max Mendlewicz (ACB, E-4264 1985/196, dossier de réfugié n°6395).

Ziziman, ou Sisman, ici Sigmund, est toujours réfugié à cette date dans le Gers. Il ne sera pas inquiété par les persécutions policières. Pauline, quant à elle, est toujours à Toulouse. Un frère aîné à New York.


Questionnaire de Max Mendlewicz, extrait (ACB, E-4264 1985/196, dossier de réfugié n°6395).

Enfin le dossier de Max met en lumière certains détails particulièrement intéressants dans le groupe des Juifs lensois. D'abord sa fierté à produire, y compris devant un policier suisse, ses diplômes de coupeur / tailleur obtenus à Paris, ou encore e fait qu'il ait confectionné, en février 1940, des tenues pour les gendarmes lensois.






Copies des diplômes de Max Mendlewicz (ACB, E-4264 1985/196, dossier de réfugié n°6395).

Ensuite le fait qu'il soit, à l'instar de nombre de ses voisins lensois, un européen polyglotte, avec cette particularité supplémentaire qu?il met ici en avant sa maîtrise de l'esperanto.




Langues parlées et comprises par Max Mendlewicz (ACB, E-4264 1985/196, dossier de réfugié n°6395).

Paula, sa femme, mentionne également l'esperanto, aux côtés de l'allemand maternel et du français, langue dans laquelle, à la différence de Max, elle rédige le questionnaire. Notons ici l'ampleur de l'écart entre ces notations et les réponses rédigées par le fonctionnaire préfectoral chargé d'enregistrer la demande de naturalisation française de la belle-soeur de Paula, Sura. A la question des langues parlées par la requérante, le fonctionnaire écrit : « français, polonais, allemand et israélite ».




Langues parlées et comprises par Paula Mendlewicz (ACB, E-4264 1985/196, dossier de réfugié n°6395).


Langues parlées par Sura Sawika, ép. Mendlewicz, selon le fonctionnaire de préfecture remplissant sa demande de naturalisation en 1948 (CAC 19790853/52 dossier 14906X49).

Le 19 novembre 1942, elle rejoint son mari derrière une frontière qu'elle connaît bien pour y être née et s'y être mariée. Néanmoins le franchissement reste illégal. Simplement Paula peut arguer de la présence de sa famille à Zürich pour subvenir à ses besoins et quitter le camp près de Genève où elle a été internée.


Première page du questionnaire d'entrée en Suisse de Paula Mendlewicz (ACB, E-4264 1985/196, dossier de réfugié n°6395).

Un peu plus loin, on constate encore qu'en octobre 1940, elle n'a pas jugé qu'il lui fallait rester en Suisse. Se sentait-elle protégée par sa nationalité française et son statut social ? Les deux époux présentent en effet leur conjoint l'un comme « maître tailleur », l'autre comme travaillant dans la « haute couture ».


Questionnaire d?entrée en Suisse de Paula Mendlewicz, extrait (ACB, E-4264 1985/196, dossier de réfugié n°6395).


Paula Mendlewicz présente son mari Max (ACB, E-4264 1985/196, dossier de réfugié n°6395).


Max Mendlewicz présente sa femme Paula (ACB, E-4264 1985/196, dossier de réfugié n°6395).

En 1945, à son retour, Max deveint le président des sections locales de deux associations nationales : L'union des Juifs pour la Résistance et l’entraide et l'Union des Engagés Volontaires Anciens Combattants Juifs.






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