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Note de lecture de Pierre-Yves Baudot (CNRS/ UMR 5206 TRIANGLE), parue dans Politix, vol 20, n°77, 2007, p. 210-214.
Note de lecture de Pierre-Yves Baudot (CNRS/ UMR 5206 TRIANGLE), parue dans Politix, vol 20, n°77, 2007, p. 210-214.
Bains de foule constitue la publication attendue de la thèse de doctorat soutenue par Nicolas Mariot en 1999. De la thèse à l?ouvrage, le passage s?est accompli en centrant le propos sur l?un de ses arguments principaux : il n?est pas scientifiquement possible d?inférer des croyances à partir de l?observation de comportements. Le panorama est ainsi vite planté. En montrant que cette induction de croyance n?est pas une explication pertinente d?un point de vue scientifique, N. Mariot remet en cause les deux postulats fondant l?analyse des cérémonies politiques, le premier voulant que la fonction intégrative des rites tienne aux émotions éprouvées en commun, le second, circulaire, faisant de la croyance un préalable au rite, et/ou de ce dernier un élément renforçant celle-là. Il s?agit donc ensuite d?expliquer, autrement que par la croyance et l?adhésion, la production du vivat et de l?applaudissement. En faisant des pratiques acclamatives une institution comme une autre, face à laquelle les individus doivent se positionner (en la pratiquant avec plus ou moins de distance), il est alors possible de montrer combien celle-ci est redevable d?une analyse en terme de mobilisation et d?apprentissage.
« L?immuable déductibilité de l?adhésion dès lors que l?applaudissement est attesté » (p. 295) est pourtant un usage bien ancré, largement diffusé et d?une redoutable efficacité. N. Mariot montre dans la première partie du livre (« La théologie du voyage. Les mécanismes psychologiques d?un succès annoncé ») combien l?efficacité prêtée aux voyages (ressouder le lien social par le partage en commun d?une même émotion ; montrer ? voire créer ? la légitimité du régime) repose sur la seule utilisation de la formule « s?ils applaudissent, c?est qu?ils y croient ». Pour les organisateurs, aucun doute ne semble permis. À l?unisson, décors urbains et corps émus disent la popularité du président. Dans ce « paysage présidentiel », les intrépides escaladant de périlleux promontoires pour apercevoir le Chef de l?État sont des « croyants individuels » (p. 73) qui représentent ceux qui ne le font pas. Couramment employée par les organisateurs, cette formule doit son efficacité du lieu d?où elle est énoncée. Jamais ceux qui l?emploient « ne franchissent les barrières métalliques et policières qui séparent les officiants du public » (p. 23) pour en vérifier la pertinence.
Cette formule est au service des organisateurs. Elle leur sert à asseoir l?intérêt de la pratique pour le président, intérêt que N. Mariot résume à la seule représentation du bain de foule comme contact régénérant (pour la popularité, mais aussi pour le moral, selon Vincent Auriol (p. 118)). Car l?auteur ne reprend pas dans l?ouvrage un chapitre qui occupait une place importante dans la thèse, choix qui s?explique certainement par des raisons éditoriales, mais aussi parce que le propos, centré sur l?explication de la politisation de l?applaudissement, écarte les développements alors consacrés à la construction de la figure présidentielle. Dans le second chapitre de sa thèse, N. Mariot avait expliqué la genèse des formules du voyage par la structuration de l?espace concurrentiel où elles se déploient. Face à la concurrence de ceux qui tentent de présidentialiser leur charisme (Boulanger en 1888-89, De Gaulle entre 1947 et 1953), il s?agissait pour les agents élyséens de motiver par le charisme la présidence. Le déplacement en province pourraient alors être décrit comme n?obéissant pas seulement à des impératifs d?« autojustification » (p. 131, le terme est repris à M. Dobry) structurant la profession politique (la quête de proximité comme « geste inhérent au métier d?élu », p. 121). Il serait alors tentant de lui objecter que le refus de l?attribution de croyances doit également s?appliquer aux organisateurs.
Mais reprenons le fil du raisonnement. Intéressant au premier chef les agents élyséens, la formule « s?ils applaudissent, c?est qu?ils adhèrent » doit sa crédibilité aux utilisations croisées dont elle est l?objet. Partisans et adversaires du président y ont recours, journalistes et savants également. Ces deux derniers cas sont les plus intéressants. Commentant les scènes de liesse pourtant répétitives sur le mode de l?exceptionnalité, l?enchantement des descriptions journalistiques est d?autant plus surprenant que celles-ci sont le fait d?un groupe de journalistes relativement stabilisé, accrédités et habitués, professionnels du compte-rendu de voyage (qui fondent en 1928 une « Association de la Presse présidentielle », p. 102). Propagande que cette amnésie ? Nicolas Mariot, suivant Marc Bloch, refuse ce « biais propagandiste » (p. 9 et 81). À le suivre, c?est dans les conditions du travail journalistique que réside l?efficacité politique de la formule. Tout d?abord, parce qu?accrédités, les journalistes ne peuvent rendre compte que depuis le cortège. Leur étant allouée par les organisateurs (le contrôle des accréditations permet de contrer d?éventuelles critiques, p. 103), cette position induit l?adoption d?une certaine perspective sur la cérémonie : le passage en revue de foules massées sur le parcours, regroupant des individus dont on ne sait jamais rien, agrégés par un même geste acclamatif. Ensuite, c?est parce qu?ils visent à la bonne pratique de leur métier que les journalistes valident l?efficacité de la formule. Pensant se tenir à distance de l?interprétation politique s?ils se contentent de décrire, les journalistes contribuent à la renforcer : « Les conditions de félicité du récit cérémoniel sont les mieux réalisées par les dispositifs médiatiques qui sont considérés comme les plus neutres » (p. 116).
Dernier lieu d?accréditation de la formule relevé par Nicolas Mariot, surprenant en ce qu?il est dû à des acteurs « peu suspects de complicité hagiographique ou d?accointance idéologique » (p. 144) : les récits savants. Relisant les travaux récents en histoire des fêtes (ceux de R. Dalisson, S. Hazareesingh et d?O. Ihl), N. Mariot montre comment ce que font les observateurs « scientifiques » des voyages revient très souvent « à mettre en bon ordre interprétatif les exégèses des policiers, des journalistes » et les revendications des organisateurs (p. 144). En présentant simultanément l?exposition des volontés des organisateurs et le ressenti des spectateurs, ces analyses, dans leurs logiques démonstratives comme dans leurs procédés d?écritures, feraient leur ce qui n?est qu?un point de vue situé (du côté des organisateurs). Ce qui pose problème, c?est le « glissement insensible, selon une procédure d?enquête peu contrôlée, du faire croire au croire, d?une volonté de légitimation à l?attestation d?une légitimité » (p. 159). Après avoir ouvert à nouveaux frais les dossiers déjà parcourus par ces chercheurs, N. Mariot montre que cette concordance repose encore et toujours sur cette même « preuve » : l?adhésion est déduite des applaudissements.
Or, pour l?auteur, si l?opération politique et journalistique d?accréditation de la formule peut se comprendre, tant elle est intéressante, se pose la question de la légitimité du recours à cette explication par les sciences sociales. Ce ne sont pas seulement les usages politiques de ce raisonnement qui sont problématiques et justifient son rejet. C?est le fait que son « économie » (p. 164) soit sujette à caution. Il faut donc démonter la mécanique de la formule. Imputer des intentions à des comportements, conférer des motifs à une action, c?est là une forme de « psychologie populaire » (p. 164), une opération qui permet, dans le flot des actions quotidiennes, de décrire et d?anticiper le comportement d?autrui. Dans le cas de l?effervescence collective, cette induction est facilitée en ce qu?elle converge avec deux autres processus. Premièrement : les mots de la description, le « langage de la liesse » (p. 165), qui enchâssent nécessairement l?acte (l?applaudissement) et la croyance (l?adhésion). Deuxièmement : le support normatif que constitue la figure du « citoyen éclairé ». Comparant la logique de l?acclamation et celle du vote, N. Mariot note qu?elles reposent toutes deux sur l?agrégation « d?individus coupés de leurs collectifs d?appartenance » (p. 171). Une fois ces soubassements conceptuels établis, la formule « s?ils applaudissent, c?est qu?ils y croient » dévoile sa faiblesse principale : elle repose sur l?antécédence des pensées sur le mouvement. S?armant de Wittgenstein, N. Mariot s?emploie alors à montrer que ces applaudissements peuvent être des actes non motivés, un « vivat provoqué en quelque sorte sinon contre sa volonté, au moins sans elle » (p. 289). S?il est bien possible que les gens « frissonnent » et ressentent des émotions, ce n?est pas pour autant que « ces sensations doivent être nécessairement liées à des croyances ou des pensées » (p. 175). Celles-ci renvoient davantage à la nature de l?environnement cérémoniel, « à la mise en place des cadres cognitifs et comportementaux longuement appris » (p. 178), à un « contexte institutionnel » (l?expression est de V. Descombes) : « Ce n?est pas le frisson qui fabrique le sentiment politique, c?est la reconnaissance du contexte festif, l?attente impatiente et excitée (...), qui appellent ou commandent une conduite de type acclamatif et permettront que battements de mains et cris comptent pour des applaudissements et autres vivats » (p. 177). Pour comprendre le surgissement du vivat tout en se tenant à distance de l?explication par le « souffle intérieur » (p. 152) de la conviction, N. Mariot invite donc à redonner aux visites leur « épaisseur sociale » (p. 31), la seule à même de « fournir les situations cérémonielles dans lesquelles des conduites de type acclamatif sont des réponses attendues et appropriées » (p. 179).
Et pourtant, ils applaudissent?
Si les spectateurs des voyages présidentiels n?applaudissent pas parce qu?ils croient, il reste à savoir pourquoi ils le font. Ou mieux : si ce sont des actes non motivés, comment (alignés, en rang, en ch?ur?) ils le font. Cela nous permettra d?éclairer plus avant le rôle que N. Mariot attribue au « frisson dans le dos ».
Les organisateurs des « voyages présidentiels » peuvent se passer de l?adhésion, mais pas des applaudissements. À leurs yeux, le principal risque, c?est l?apathie, non la contestation (p. 66-73). Pour s?assurer la présence d?une foule nombreuse, et ses vivats, les organisateurs locaux se reposent sur la mobilisation des institutions de proximité et s?efforcent d?intégrer « la visite présidentielle dans une temporalité qui est déjà ordinairement celle de l?exception, du temps libre, du laisser aller et de la fête. Cela a l?inconvénient de rendre la présence présidentielle moins extraordinaire, mais l?immense mérite de garantir une présence populaire importante » (p. 203). Pour s?en apercevoir, il faut quitter le cortège et se glisser dans le calendrier local de la visite. Lorsque passe le Président, les municipalités organisent force réjouissance, bals, feux d?artifice, jeux, comices, concours, etc. qui font que le Chef de l?État peut passer plus ou moins inaperçu au milieu de tout cela. Les fêtes octroyées en l?honneur du président s?étendent ainsi en amont et en aval de sa visite, jusqu?à ce que sa présence se banalise, s?appuyant ? davantage qu?elle ne le prescrit ? sur le calendrier festif local, au point que les revendications élyséennes du voyage viennent heurter parfois la logique locale de la visite ; au point qu?il faut cacher ces fêtes, et que réjouissances pour adultes (ouverture des bals et des débits de boissons, etc.) comme pour enfants (manèges forains) n?ouvrent qu?une fois le président parti (p. 233-242 ; p. 342). Cette mobilisation n?est en rien spontanée. N. Mariot, s?appuyant sur une sociologie des comités de quartiers présidant au pavoisement, s?efforce de replonger les individus qui les composent dans leur environnement social : « Avant d?être de fervents citoyens spontanément motivés par le fait d?accueillir le chef de l?État, les chevilles ouvrières des préparatifs sont d?abord des voisins, amis, parents, membres d?associations ou? simple habitués des bistrots où se lancent parfois les initiatives » (p. 197).
Toutefois, cette description « des procédures de mobilisation, les usages et intérêts variés à participer aux préparatifs, ou encore la réalité de l?emploi du temps des participants ne suffit pas à rendre raison du voyage comme pratique politique parce que la liesse y est effective. Que ferait-on alors des applaudissements, des cris ?favorables? au chef de l?État ? » (p. 262). Le dernier chapitre porte donc sur la rencontre entre le président et ceux qui acclament, en s?interrogeant sur les différentes investissements dont ce lieu est l?objet. À côté de ceux qui sont gagnés par l?émotion, certains peuvent rester sur leur quant-à-soi ou surjouer l?émotion (p. 299-305) et que, dans une perspective inspirée des travaux de F. Héran, toute institution balance ? en permanence et depuis toujours ? entre motivation charismatique et routinisation bureaucratique, et que ce balancement, loin de menacer la stabilité de l?institution, en constitue au contraire la force. Bref, il peut y avoir, dans l?interaction, de faux croyants, et l?applaudissement, s?il peut être acte de volonté, ne l?est pas tout le temps. Sans que cela porte pour autant atteinte à la pérennité de la cérémonie. C?est ainsi la généralisation de l?interprétation par la politisation des comportements, notamment en terme de « compétence » (p. 309) qui se trouve remise en cause. Cette interprétation reste possible, mais ne peut être généralisée sans être en même temps indexée à une étude approfondie des conditions de la mobilisation présidant à la mise en place de la cérémonie. De ce fait, il s?agit moins de renvoyer l?acte acclamatif à l?expression d?une volonté intérieure qu?à la conformation à des modèles comportementaux lentement appris. C?est le sens des déplacements présidentiels qui s?en retrouve modifié. Ils ne sont plus ce qu?ils prétendent être (des tests de la popularité présidentielle) mais des « moments de vérification, ou de mise en scène, des résultats du travail d?apprentissage du sentiment national réalisé dans le cadre d?autres institutions de proximité » (p. 219). C?est le rôle des « institutions d?encadrement dans les ?petites patries? (en particulier les écoles, mais aussi les innombrables associations musicales, gymniques, ou simplement de quartiers) » (p. 264) qui doit être restitué pour comprendre l?acquisition d?une « discipline de situation » (p. 300). Ce rôle n?apparaît pas mieux que lorsqu?il vient à faire défaut : « Que se passe-t-il alors ? Rien. (...) Reste une rencontre étrange parce qu?imprévue, au sens où nul n?a mis les formes ordinaires permettant qu?elle ait simplement lieu » (p. 274). Encadrement collectif, pour une liesse qui ne peut être individualisée, qui ne doit pas l?être. Ce que l?auteur a pu vérifier par lui-même. En déplacement à Besançon, F. Mitterrand s?approcha du maigre public : « La plupart des gens (moi compris) semblait gêné : que dire au président ? » (p. 301).
Au-delà de la bienvenue remise en cause du schéma traditionnel d?analyse des cérémonies politiques, et plus généralement, de toutes les analyses de la participation politique fondée sur la notion de « compétence », l?ouvrage de N. Mariot constitue un appel à une double vigilance méthodologique. Vigilance d?écriture, d?abord. Il invite à se déprendre de mauvaises habitudes, comme celles qui consiste à faire s?entremêler dans le compte rendu les récits profanes et les analyses savantes (p. 146). Vigilance qui en appelle une seconde, celle du chercheur face à ses sources : les conditions de leur recueil, les questions posées, mais aussi les raisons qui ont permis de s?en saisir, ce qu?il est possible d?en dire. On reconnaît les remarques (désormais classiques) formulées par J. Goody et P. Bourdieu portant sur le regard synoptique conquis par le chercheur en sérialisant des événements (p. 80). Il s?agit aussi de prendre la mesure de ce que les sources (leur forme, leur contenu, leur localisation) nous disent sur l?objet étudié. On est alors conduit à se demander comment cette cérémonie (comme d?autres) peut prétendre fonctionner sur l?adhésion qu?elle suscite, alors qu?aucun document dans les archives n?entend prendre la mesure de l?adhésion réellement provoquée, pas autrement en tout cas qu?à travers les applaudissements et les cris de joie. N?est-ce pas déjà là l?indice de l?importance fondamentale de ces applaudissements comme attestation d?adhésion et de la relative inutilité de cette dernière pour expliquer la pérennité de ces cérémonies de monstration du politique que sont les voyages présidentiels ?
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